Comment la France, si elle détricotait la loi Dutreil, disloquerait son tissu entrepreneurial et échouerait à faire émerger des géants. Entretien avec Renaud Dutreil.

Comment la France, si elle détricotait la loi Dutreil, disloquerait son tissu entrepreneurial et échouerait à faire émerger des géants. Entretien avec Renaud Dutreil.

Publié le : 16 septembre 2025

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Demain, des nains sur des épaules de nains ? C’est à Bernard de Chartres, au XIIe siècle, que l’on prête cette expression selon laquelle nous serions « des nains sur des épaules de géants ». Un double hommage à l’importance du travail accompli par les générations précédentes, et à l’importance de le transmettre. Cette pensée, intacte dix siècles plus tard, est au cœur des combats menés par Renaud Dutreil, notamment à travers la loi qui porte son nom.

Comment donne-t-on son nom à une loi ?

Renaud Dutreil : Mon objectif a toujours été de proposer des dispositifs utiles, pragmatiques. La loi Dutreil est un outil, qui répondait à un vide : avant 2003, la fiscalité traitait de la même manière une entreprise et une résidence secondaire. On ne faisait pas la distinction entre l’actif productif et une résidence secondaire, des meubles, des tableaux, des voitures, etc. Or, ce sont des actifs dont l’utilité est très différente dans une économie qui fonctionne grâce à des entreprises dont beaucoup sont familiales.

Résultat : à chaque transmission, on demandait à des entrepreneurs de vendre ce qu’ils avaient mis une vie à construire, simplement pour être en mesure de s’acquitter de l’impôt.

En 2003, comme aujourd’hui, il y avait une urgence démographique, avec des vagues d’entrepreneurs partant à la retraite. Sans mécanisme incitatif, nous risquions la disparition ou la cession à l’étranger de milliers d’entreprises françaises. Or la transmission intrafamiliale constitue précisément un excellent moyen d’assurer la continuité des entreprises créées par une génération.

À l’inverse, avec une fiscalité trop lourde, on expose les entreprises à de nombreux aléas. Et en particulier le rachat par des capitaux étrangers. Non que je sois opposé à des transactions transfrontalières, mais une entreprise vendue du seul fait de la pression fiscale est une entreprise bradée. C’est un cadeau fait aux acquéreurs étrangers, par ailleurs beaucoup moins sensibles au caractère national d’un certain nombre d’actifs de ces entreprises en matière d’emploi, d’implantation locale, de recherche et développement, ou de centres de décision.

Loin d’être un « cadeau fiscal aux riches », comme le caricaturent certains, la loi Dutreil bénéficie à tous les Français.

La motivation principale de ceux qui entreprennent c’est de créer, de bâtir, de transmettre et il faut le saluer. De fait, le capital d’un entrepreneur est illiquide : ce sont des actifs risqués, peu transformables. Qu’une entreprise vaille énormément d’argent ou très peu n’est jamais la motivation principale des entrepreneurs. On ne vend pas du jour au lendemain son entreprise pour passer des vacances sous les tropiques.

Des individus sont prêts à prendre des risques pour créer des entreprises qui feront vivre des familles et animeront des territoires. Comment ne pas s’en réjouir ! Certains préfèrent les brocarder, comme s’ils avaient volé le fruit de toute une vie de travail. Mais ceux qui affaiblissent le capitalisme familial renforcent, sans le dire, le capitalisme financier.


En quoi le capitalisme familial et le capitalisme financier s’opposent-ils ?

R.D. : Il ne faut pas s’y tromper : supprimer un dispositif comme le pacte Dutreil, c’est faire le jeu d’une autre forme de capitalisme. Un capitalisme bien réel, très présent, mais qui ne correspond pas à l’ADN européen et relève plutôt du modèle anglo-saxon : le capitalisme financier.

Dans ce système, le capital est confié à des professionnels de l’investissement, des asset managers, des fonds de private equity etc… Un modèle qui diverge du capitalisme familial à deux titres : d’abord la conception du temps. L’horizon du capitalisme financier dépasse rarement dix ans. Il vise des taux de retour sur investissement élevés, sur une période courte. Une logique qui n’a rien à voir avec la philosophie d’une entreprise familiale, inscrite dans le temps long. Une entreprise familiale réinvestit les bénéfices, distribue généralement peu de dividendes, et peut avoir pour projet d’être transmise à la génération suivante.

Ce sont deux visions très différentes du capitalisme. Et il est assez paradoxal de constater que ceux qui attaquent aujourd’hui le capitalisme familial œuvrent en réalité au renforcement du capitalisme financier. Quand un acteur est contraint de vendre, un autre se réjouit d’acheter en position de force. Ceux qui en bénéficient sont les acteurs du capitalisme financier.

Les pays européens, héritiers d’une tradition humaniste, ont généralement privilégié le capitalisme familial, plus en phase avec les valeurs de leurs sociétés.

C’est cela, l’esprit et l’ambition de la loi Dutreil : protéger notre tissu économique, considérer les entreprises comme parties intégrantes du patrimoine commun des Français, et éviter la grande braderie de nos plus belles réussites en facilitant leur transmission d’une génération à l’autre.

La deuxième différence, c’est l’enracinement territorial : les entreprises familiales ont souvent un attachement au territoire qui les a vu naître, tandis que le capitalisme financier a tendance à implanter les actifs là où leur rendement est le plus élevé. Tous les pays européens privilégient le capitalisme familial pour cette raison : il est enraciné.

Le capitalisme familial recèle encore un autre atout : il se fonde sur des ascensions sociales liées au travail et à la capacité à entreprendre. Un aspect négligé mais extraordinairement puissant dans une société où beaucoup ont le sentiment de se heurter à des plafonds de verre infranchissables, et que tout espoir d’ascension est enrayé.

Dans le commerce en particulier, il y a des opportunités professionnelles extraordinaires. Des commerçants ou artisans sans patrimoine, avec un CAP, peuvent devenir dirigeants.


Et un État actionnaire ?

R.D. : Ce serait une très mauvaise idée. D’abord, cela reviendrait à mobiliser l’argent des impôts pour le placer dans des entreprises, donc à transformer, malgré eux, les contribuables français en épargnants à très haut risque. Or ce n’est pas du tout ce qu’ils souhaitent. Les Français dans leur majorité recherchent avant tout la sécurité et la liquidité. Ce qui, soit dit en passant, devrait nous faire prendre toute la mesure de l’exception que constitue l’entrepreneur, prêt à immobiliser ses ressources dans une aventure entrepreneuriale, à ses risques et périls.

Et comme il n’existe pas de trésor caché, si l’État prenait des participations dans de telles entreprises, il le ferait avec l’épargne nationale, en l’exposant à des pertes considérables.

Mais le vrai problème est ailleurs : c’est celui du temps. Une entreprise se construit en une génération. Il faut dix, quinze, parfois vingt ans pour bâtir une ETI. L’État, lui, fonctionne sur des cycles politiques extrêmement courts : un budget, une élection. Ce sont des horizons de décision de 1 à 5 ans. Un court-termisme totalement incompatible avec le développement d’une entreprise. Le monde politique n’est pas patient. Il est impatient parce qu’il veut gagner la prochaine élection.

L’exemple du nucléaire est édifiant : on est passé du tout nucléaire au 100 % renouvelable, avant d’observer aujourd’hui le retour en grâce du nucléaire. Une instabilité pareille est intenable pour une entreprise. L’État pourrait être un investisseur de long terme. En pratique, c’est un actionnaire erratique.

La stabilité : nerf de la guerre ?

R.D. : Le pacte a démontré son utilité et sa stabilité. Il est consensuel, il a été longtemps validé par la gauche comme par la droite.

Les autres pays européens ont des dispositifs comparables, pour les mêmes raisons : protéger leur souveraineté économique. Parce qu’ils s’aperçoivent que c’est un élément essentiel de souveraineté. On le voit bien avec les GAFAM et la révolution du super tertiaire : l’Europe est devenue dépendante d’acteurs qui sont de purs produits du capital-risque américain. Résultat : un secteur quasiment exempt d’entreprises familiales. Nous sommes devenus dépendants d’acteurs anglo-saxons.

Dans beaucoup d’autres secteurs, ce sont des entreprises familiales européennes qui nous confèrent une certaine forme de souveraineté et d’indépendance. Les familles ont leur nationalité, et cette nationalité familiale protège aussi les intérêts d’un pays. Si la plupart des pays européens souhaitent favoriser le capitalisme familial, plutôt que de le détruire, c’est parce qu’ils y voient leur intérêt.

Les groupements de commerçants indépendants le savent bien : il existe une extraordinaire compatibilité entre le modèle coopératif et le modèle familial. Le capitalisme familial est extrêmement plastique. Il s’adapte au territoire, à la conjoncture : il est résilient, économe, patient.

C’est un capitalisme « waterproof », qui résiste mieux aux chocs, comme on l’a vu pendant le Covid.

Alors devrait-on élargir le pacte Dutreil ? Oui. Peut-être même aux salariés. Le pacte repose sur des engagements forts : il incarne un contrat moral entre l’État et les entrepreneurs.


Est-il plus facile d’entreprendre aux États-Unis qu’en France ?

R.D. : La France est un pays formidable pour entreprendre, mais c’est un pays plus difficile pour grandir. Aux États-Unis, un produit qui rencontre le succès peut très vite changer d’échelle grâce à un marché intérieur de 350 millions d’habitants. En France, même avec une belle réussite, atteindre une taille significative demande plus de temps : il faut s’ouvrir à des marchés non francophones, affronter des réglementations différentes… Même au sein de l’Union européenne, c’est plus compliqué qu’on ne le croit.

À cela s’ajoute un système bancaire français devenu très averse au risque, en particulier au risque entrepreneurial. Pour croître, il faut donc s’appuyer sur un autofinancement robuste, ce que les entreprises familiales savent faire, justement parce qu’elles distribuent peu de dividendes et privilégient la réinjection des bénéfices dans l’activité.

Le contraste est fort avec le modèle américain, où l’écosystème repose largement sur le capital-risque, soutenu par la profondeur et l’abondance du marché des capitaux. Ce sont deux mondes différents. En France, on met plus de temps à devenir grand. Quand j’étais ministre, je faisais souvent cette comparaison : la France est un pays parfait pour faire naître des souris ou des gazelles, mais c’est une autre histoire pour faire émerger des éléphants. Le CAC 40, à la différence des indices américains, compte d’ailleurs fort peu d’entreprises récentes : toutes ont mis des décennies à se hisser à ce niveau. D’où l’importance de soutenir nos ETI, notamment dans des étapes-clés comme la transmission, où les entreprises sont vulnérables. Aujourd’hui, le taux marginal sur la transmission atteint 45 %. C’est un impôt massif et qui frappe au pire moment : celui du passage de témoin. Y ajouter le choc financier s’avère souvent fatal.

Certains avancent que le pacte Dutreil coûterait 4 milliards d’euros à l’État. C’est peut-être vrai, je n’ai pas les moyens de vérifier, mais cela rapporte à la France et aux Français beaucoup plus !  La Cour des comptes se pique d’évaluer le dispositif sans jamais chiffrer toute la matière fiscale générée par une entreprise sur la durée : emplois, IS, TVA, impôt sur le revenu, impôts locaux, dynamisme local… Or une transmission qui échoue, une entreprise qui met la clé sous la porte, ou qui est vendue à un acquéreur étranger puis démembrée et délocalisée, c’est bien pire qu’un manque à gagner, c’est une perte irrécupérable : celle des investissements de demain et des emplois d’après-demain.