
En juin 2025, l’inflation pointait à la deuxième place des préoccupations des Français, d’après l’enquête Ipsos What Worries the World. Et elle occupait encore le haut du podium en janvier de cette année. Si la situation internationale, la recherche d’un budget ou la formation d’un gouvernement paraissent occuper le devant de la scène politique et médiatique, c’est bien le pouvoir d’achat qui préoccupe les Français.
« Plus encore qu’hier, la défense du pouvoir d’achat doit être centrale, affirme Philippe Michaud. On perçoit un vrai décalage politique : pour nos décideurs publics c’est l’offre qui prime sur la demande ces dernières années, et il faut y ajouter l’inflation depuis trois ans. Soyons clairs : sans stabilité, pas de pouvoir d’achat, pas de relance, pas de croissance. »
Et la question paraît en effet avoir été escamotée du discours politique. Certains responsables, y compris des ministres, l’affirment : ce n’est pas leur sujet. « Ce n’est pas normal, réagit le commerçant. En vingt ans, on est passé d’environ 40 % à 45 % de dépenses contraintes. Et l’instabilité actuelle nourrit une incertitude insupportable. En témoigne le taux d’épargne : il tutoie les 19 % ! C’est un record depuis la fin des années 1970. »
Avec une exception en 2020, et pour cause : il aura fallu les circonstances hors normes du Covid pour établir un nouveau record, aujourd’hui en voie de banalisation.
Services, prix bas et valeur ajoutée : le triptyque E.Leclerc
Mais face à la concurrence des plateformes, aux attentes accrues des consommateurs en matière de service, les commerçants disposent-ils encore de marges de manœuvre ? « Articuler services, prix bas et valeur ajoutée, c’est notre triptyque. Un prix bas n’est pas synonyme de dégradation de valeur. Nous avons des premiers prix, et de qualité. Les consommateurs nous le montrent : en PGC [produits de grande consommation, NDLR] et en frais LS [libre-service, NDLR], 83 % d’entre eux ont acheté au moins une fois de l’Eco+ ces derniers mois. On a passé le stade de l’anecdote », souligne le dirigeant.
Avant de détailler sa vision de ce qui fait la différence : « L’équation se joue entre quatre paramètres : largeur d’offre, positionnement prix, qualité de l’expérience client et réponse aux moments de consommation. » Un défi taillé pour le modèle coopératif ? « C’est le modèle idéal pour y répondre : des entreprises indépendantes, regroupées pour proposer produits et services dans une même philosophie, au meilleur prix, grâce à une organisation commune. Le tout sans captation de valeur par des actionnaires extérieurs ! C’est le creuset adéquat ; sans cela, il vous manquera toujours quelque chose. »
Y compris quand le marché traverse des changements de fond, quasiment anthropologiques, comme le prétendu désamour des Français pour les hypers au profit de la proximité et des centres-villes. « C’est surtout un problème lié aux très grands formats d’hypers, précise Philippe Michaud. À l’époque, certains faisaient plus de 20 000 m², les clients roulaient 80 km pour y aller. Mais un hyper “type Leclerc” de 5 500 m², ancré sur un territoire avec une zone de 25–30 km, fonctionne très bien. »
Le nerf de la guerre c’est surtout le « prix Leclerc » : « Proximité ou non, un prix Leclerc est un prix Leclerc, c’est une contrainte que nous nous imposons quel que soit le format. Et si cela freine le déploiement au cœur des métropoles, où les loyers stratosphériques imposeraient 25 % d’augmentation, ainsi soit-il, nous l’assumons. Et nous développons d’autres modèles : drive piéton, livraison, magasins “express” où équilibre économique et stratégie prix sont compatibles… »
Pas « une » mais « des » relations fournisseurs
Si le commerçant fait face à ses clients, il doit aussi traiter avec ses fournisseurs. Après plusieurs années de politique de l’offre, il est facile d’imaginer que ces derniers puissent avoir pris l’ascendant. De quoi introduire de nouveaux déséquilibres dans les relations complexes entre producteurs et commerçants ? « Non, assène-t-il. Nous avons toujours entretenu des relations différenciées selon les fournisseurs. On n’a pas “une” relation, mais “des” relations : les PME, les organisations agricoles, les fournisseurs régionaux – car nous sommes tous ancrés dans nos territoires… On nous fait d’ailleurs un mauvais procès mais la distribution a profondément changé dans ses relations avec le monde agricole. Peut-être ne le fait-on pas assez savoir, et d’autres ont intérêt à faire croire le contraire, mais les progrès sont réels. À côté de cela, il y a les grandes multinationales. Le rapport de force n’est pas le même et nous l’assumons sans complexe ! »
« Faire du Leclerc » : une affaire de confiance
Voilà 40 ans que Philippe Michaud a revêtu le bleu et l’orange du Mouvement. À l’époque, il est employé libre-service en épicerie dans un centre E.Leclerc de Seine-et-Marne. « J’étais face au plus gros Carrefour de l’époque, juste à côté ! C’est comme ça que j’ai fait mes armes. J’ai pris la direction du magasin quatre ans plus tard. C’est surtout le fruit d’une rencontre avec un homme, mon patron. Lors de notre premier rendez-vous, je lui ai dit : “Je n’ai pas encore d’expérience professionnelle mais je suis travailleur et j’ai envie.” Il m’a répondu : “Ça m’intéresse.” »
C’est ce chemin pavé de rencontres qui le conduit d’abord dans un autre magasin à Saint-Étienne-du-Rouvray, près de Rouen, avant qu’il ne devienne coopérateur à son tour : il rachète six ans plus tard le magasin du Neubourg, dans l’Eure, où il est toujours aujourd’hui.
Et si le réseau lui a ouvert ses portes, c’est aussi qu’il s’y est investi sans compter. Il a ainsi présidé pendant huit ans la SCANormande, la centrale d’approvisionnement des 35 centres et 54 drives E.Leclerc de Normandie, et des 24 magasins E.Leclerc de la Réunion et des Antilles.
Pour autant, « le mérite seul ne suffit pas », estime le dirigeant. « Il faut partager un état d’esprit. Chez nous, on dit “faire du Leclerc” : c’est une façon de voir le commerce et le travail en commun. Avec deux piliers immenses : le parrainage et la caution. Quand cinq ou six adhérents, qui vous connaissent à peine, signent des cautions bancaires pour que vous puissiez entreprendre, croyez-moi, ça vous marque. Il n’y a aucun automatisme : c’est une relation qui se bâtit, une confiance qui se travaille. Certains n’y parviennent jamais. »
Une gouvernance renouvelée
Derrière le formalisme apparent, cet engagement va bien au-delà d’une signature. Au sein du Mouvement, les responsables des outils coopératifs, à tous les niveaux, sont des adhérents qui donnent bénévolement de leur temps au profit du collectif. « Certains beaucoup, abonde Philippe Michaud. Ce sont des chefs d’entreprise qui pourraient travailler exclusivement pour eux mais qui passent deux, trois, parfois quatre jours par semaine au service du Mouvement, parce que c’est leur âme et leur vie. Cela renforce les liens. Et j’ajoute nos “binômes” : un adhérent de terrain, au contact des clients et des équipes, et un permanent hautement qualifié. D’ailleurs, beaucoup de permanents sont tout aussi “E.Leclerc” dans l’âme. C’est impressionnant. »
De fait, Philippe Michaud joue aujourd’hui un rôle central dans la grande machine de la coopérative sans avoir jamais poursuivi ni les titres ni les honneurs.
« Je suis un autodidacte : on m’a confié des responsabilités, je ne me suis jamais dérobé. La vraie question, au quotidien, c’est plutôt de s’assurer de l’adéquation entre votre personnalité et ce que l’on attend de vous. On arrive là pour ce qu’on est, on y reste pour ce qu’on doit porter et ce que les autres attendent de vous. C’est un travail collectif : je ne décide jamais seul. L’enseigne, ce sont les adhérents, les présidents, tout le monde. »
En parallèle, l’enseigne travaille continuellement sur sa structure et son organisation interne.
« Nous ne gérons pas des musées, comme aime à le répéter Michel-Édouard Leclerc. Nous savons remettre le modèle en question quand il le faut. »
Pour preuve : « En 2018, nous avons refondu la gouvernance afin de donner la main aux adhérents, pour sécuriser l’avenir d’une entreprise qui pèse le quart du marché alimentaire en France. »
24 % de parts de marché qui en font un poids lourd mais ne sont pas un objectif en soi, assure le président. « Ces 24 % de parts de marché sont l’addition des performances individuelles. Lors de notre congrès il y a deux ans, nous n’avons pas fixé d’objectif chiffré pour 2030. D’autres enseignes, parfois cotées, annoncent 21 %, 18 %, 15 %… Nous, nous focalisons sur notre mission en restant fidèles à la philosophie transmise par Édouard : la défense du pouvoir d’achat. »
L’enseigne s’organise aujourd’hui autour d’un comité stratégique composé des 16 présidents élus des sociétés coopératives d’approvisionnement (SCA) régionales, d’un conseil d’administration de 12 membres, et d’un bureau présidé par Philippe Michaud, aux côtés de deux autres adhérents, Pascal Beaudouin et Steve Houliez, et d’une secrétaire générale, Marie de Lamberterie.
« Le comité stratégique gère les moyens ; le conseil d’administration gère l’enseigne dans sa philosophie ; entre les deux, le bureau coordonne et tranche quand nécessaire », résume le dirigeant.
Une philosophie intacte
D’aucun s’inquiéterait des défis qui s’annoncent. Qu’à cela ne tienne ! Philippe Michaud, lui, reste serein : concurrence accrue ? « Nous voulons garder l’envie, le leadership sur certains sujets, ne pas nous faire tailler des croupières par les concurrents étrangers, et rester intraitables sur nos prix de vente. » Recrutement et fidélisation des salariés ? « Nous redistribuons 25 % des bénéfices à nos salariés. En moyenne, cela porte la rémunération annuelle autour de 15 à 16 mois. La quasi-totalité des magasins le font, à de rares exceptions près qui sont conjoncturelles. Et nous le faisons avec plaisir. On peut le faire ? On le fait. » Transmission et reprise des points de vente ? « Elles se déroulent dans de bonnes conditions dans 99 % des cas, qu’il s’agisse de successions familiales ou d’accessions de directeurs à la propriété. Ce qui nous importe, c’est que le repreneur vive de son travail et “fasse du Leclerc”. »
Quant à savoir si le président d’E.Leclerc pourrait se départir un jour de son attachement à la coopérative ou de son humilité : « Nous faisons tout cela par passion, bénévolement. Je suis au service d’une enseigne et d’une organisation qui m’ont fait. Cette liberté d’engagement est précieuse, parler aujourd’hui au nom de l’enseigne implique une grande responsabilité. »